Robert Badinter, "l'honneur de la République".

24/02/2024

Par Océane LOBJEOIS 

 ©Louis MONIER/GAMMA RAPHO 1
©Louis MONIER/GAMMA RAPHO 1

Dans la nuit du 8 au 9 février, à l'âge vénérable de 95 ans, Robert Badinter a rendu son dernier souffle, plongeant la Justice dans le deuil. 

Connu comme le pionnier de l'abolition de la peine de mort en France, il était un homme animé par de profondes passions. Son amour pour le droit l'a conduit à une brillante carrière d'avocat, se distinguant dans les domaines des droits d'auteur et des affaires, avec des plaidoyers mémorables devant les cours d'assises. En tant que fervent transmetteur de savoir, il a partagé sa passion en tant que professeur de droit, atteignant l'agrégation en 1965 après des années de travail acharné. Son engagement politique l'a mené à devenir garde des sceaux, où il a laissé une marque indélébile en modernisant l'institution judiciaire à travers d'importantes réformes. Sa nomination à la tête du Conseil constitutionnel témoigne de son dévouement pour les droits et libertés fondamentaux des citoyens. Enfin, son amour pour la littérature et l'opéra a façonné sa personnalité, celle d'un homme avec une conscience morale et intellectuelle exceptionnelle.


L'histoire poignante de Robert Badinter 

Né le 30 mars 1928 à Paris, au sein d'une famille juive originaire de Bessarabie, son parcours vers le barreau semblait improbable. Son enfance et son adolescence ont été marquées par la terreur de la persécution raciale et des rafles pendant l'Occupation allemande. À un jeune âge, il a été confronté à la détention de son père par les nazis, vivant dans le secret et changeant même de nom pour échapper à la capture. Finalement, sa famille a trouvé refuge en Savoie, où ils ont dû dissimuler leur identité juive pour survivre. Ces expériences ont forgé en lui un désir ardent de justice et de lutte contre l'injustice. Des années plus tard, il a appris avec un poids immense que son père avait été déporté et exterminé à Sobibor, en Pologne, une révélation qui a laissé des cicatrices profondes dans son esprit.


La carrière inattendue de Badinter 

Surnommé « Mister joie de vivre » par ses camarades de la Faculté de la Sorbonne, Robert Badinter a obtenu une licence en droit et en lettres, ainsi qu'un Master of Arts de l'Université de Columbia. Dès ses débuts, il a été confronté à un dilemme crucial : choisir entre une carrière universitaire et le barreau (examen pour devenir avocat). Finalement, il a abandonné son rêve de devenir professeur pour embrasser la profession d'avocat, passant le certificat d'aptitude à la profession à l'âge de 22 ans, sans véritable vocation initiale. Il admettait souvent être entré au palais de justice par pur hasard, mais cette coïncidence a rapidement laissé place à une conviction profonde et à un engagement indéfectible dans la lutte contre l'injustice. Sa rencontre déterminante avec le grand avocat Maître Henry Torrès a marqué un tournant dans sa vie. Si au départ il était son disciple, on peut se demander si, avec le temps, l'élève n'a pas surpassé le maître. Pendant les années 1950, il a appris à manœuvrer en solo sur des dossiers de grande envergure, plaidant avec succès pour d'éminents réalisateurs comme Charlie Chaplin, défendant des publications renommées telles que Paris Match, et représentant des icônes du cinéma comme Marilyn Monroe.

©Wikipédia - Henry Torrès 1
©Wikipédia - Henry Torrès 1
©STF / UPI / AFP 1 Brigitte Bardot devant le Palais de justice de Paris, en compagnie de son avocat, Robert Badinter, le 21 novembre 1962
©STF / UPI / AFP 1 Brigitte Bardot devant le Palais de justice de Paris, en compagnie de son avocat, Robert Badinter, le 21 novembre 1962

Animé par une vision ambitieuse, Robert Badinter aspirait à créer un cabinet spécialisé dans les litiges d'envergure. Pour concrétiser cette ambition, il s'associa à Jean-Denis Bredin, et leur cabinet connut rapidement un succès retentissant. Pendant les années 70, dans le sillage des guerres mondiales, le pays était marqué par une tension morale et politique persistante, qui attisait les passions de l'opinion publique, alors favorable à la peine de mort. 


L'affaire Buffet et Bontems 

Le tournant décisif survint avec la prise d'otages à la prison de Clairvaux le 22 septembre 1971, perpétrée par deux détenus, Claude Buffet et Roger Bontems, ayant entraîné la mort d'un surveillant et d'une infirmière. Cet événement raviva le débat sur la peine de mort dans les milieux judiciaires, provoquant une intense agitation sociétale. Alors qu'en 1969, 58% de l'opinion publique semblait favorable à l'abolition de la peine de mort, cette tendance s'inversa en 1971.

©Extrait de « Détective », 1972. CRÉDIT : ORDRE DES AVOCATS DE PARIS.
©Extrait de « Détective », 1972. CRÉDIT : ORDRE DES AVOCATS DE PARIS.
©AFP - Les avocats du criminel condamné Roger Bontems Robert Badinter (à gauche) et Philippe Lemaire (à droite), s'adressant à la presse après avoir été reçus par le président français Georges Pompidou, à l'Elysée le 14 novembre 1972.
©AFP - Les avocats du criminel condamné Roger Bontems Robert Badinter (à gauche) et Philippe Lemaire (à droite), s'adressant à la presse après avoir été reçus par le président français Georges Pompidou, à l'Elysée le 14 novembre 1972.
©Extrait de « L’Aurore », 29 novembre 1972. Après l’exécution, Me Lemaire, bouleversé, s’effondre sur l’épaule de Me Robert Badinter. Crédit ; Ordre des avocats de Paris
©Extrait de « L’Aurore », 29 novembre 1972. Après l’exécution, Me Lemaire, bouleversé, s’effondre sur l’épaule de Me Robert Badinter. Crédit ; Ordre des avocats de Paris

Robert Badinter et Philippe Lemaire plaidèrent conjointement à la cour d'assises de l'Aube en juin 1972. Dans cette affaire, Bontems fut reconnu complice des deux meurtres, tandis que Buffet, l'instigateur de la prise d'otages, était un récidiviste déterminé à ne pas être gracié par le président de la République, Georges Pompidou. Il avait clairement averti qu'une grâce le conduirait à récidiver. En revanche, Bontems, qui n'avait pas lui-même commis de meurtre, ne souhaitait pas mourir. Convaincu par les assurances de Badinter selon lesquelles Pompidou le gracierait, il avait demandé :

« Vous vous en sortirez, Bontems. – Sûr, Maître ? – Absolument ».

Malgré ces assurances, le jury décida autrement et les condamna tous deux à la guillotine. Ainsi, la lutte contre la peine de mort était loin d'être terminée.

Dans son ouvrage intitulé « L'Abolition », Badinter exprimait sa prise de conscience tardive quant à la complexité des motivations des juges et des jurés. Il expliquait : 

« Je réalisais, trop tard, que je n'avais rien compris à ce qui se jouait dans l'âme des juges et des jurés. J'avais posé comme fondement de la défense un principe rationnel, un théorème moral : celui qui n'a pas tué ne peut être condamné à mort. C'était simple et, en apparence, inattaquable, puisque même la loi du talion ne pouvait s'appliquer à celui qui n'avait pas ôté la vie. Mais en posant cette équation abstraite, j'avais ignoré l'essentiel : la pulsion de mort suscitée par l'égorgement des deux otages était si puissante qu'elle balayait les défenses de la raison ». (extrait “L’Abolition” de Badinter)

Badinter avait vu juste : le procès était teinté d'irrationalité. Il savait que le style rhétorique ne devait pas être priorisé devant le jury, l'essentiel était de les émouvoir, de les toucher avec des regards et des mots poignants capables de percer leur cœur, afin de révéler en eux la part d'humanité si nécessaire au sein d'une cour d'assises.

Aux environs de 4h30, le 16 novembre 1972, à la prison de la Santé à Paris, Buffet et Bontems furent exécutés. Profondément bouleversé, Badinter déclara :

« Ce n'est pas possible, plus jamais ! Tant que je le pourrai, je combattrai la peine de mort. Une justice qui tue n'est pas la justice ».

 Ce tragique événement devint le récit central de son livre intitulé « L'Exécution » (Grasset, 1973).

Depuis cette nuit, naquit en lui une foi militante, qu'il n'a jamais cessé de proclamer haut et fort.


Le procès de Patrick Henry et son combat contre la peine de mort 

Ce combat débuta avec le procès de Patrick Henry, un procès qui n'était pas ordinaire, mais un tournant dans la lutte contre la peine de mort. Henry avait kidnappé Philippe Bertrand, âgé de 7 ans, à la sortie de son école en 1976, et finalement avoué le meurtre de l'enfant. Son procès débuta le 18 janvier 1977, avec pour avocats Maître Bocquillon et Maître Badinter.

Robert Badinter nourrissait l'espoir de sauver cet homme de la mort, conscient de son extraordinaire capacité à manier les mots, une puissance qu'il définissait comme « le pouvoir des mots ». Convaincu que pour conquérir les jurés, il devait toucher la corde sensible de leur responsabilité personnelle, il conclut sa plaidoirie par une phrase saisissante : 

« Un jour, sans aucun doute, la peine de mort sera abolie en France, comme c'est déjà le cas dans toute l'Europe occidentale. Et vous, vous resterez marqués par votre condamnation. Un jour, vous raconterez à vos enfants, là où ils l'apprendront... que vous avez prononcé la sentence de mort d'un garçon de 23 ans, et vous verrez leurs regards. » - Badinter. 

Patrick Henry fut condamné à la perpétuité.

©Robert Badinter lors du procès de Patrick Henry qui avait enlevé et tué le petit Philippe Bertrand (1977) - MaxPPP
©Robert Badinter lors du procès de Patrick Henry qui avait enlevé et tué le petit Philippe Bertrand (1977) - MaxPPP

L'abolition de la peine de mort 

L'abolition de la peine de mort a été un moment décisif dans la vie de Robert Badinter. Il est devenu une figure emblématique de la lutte contre la guillotine, sauvant de nombreuses vies condamnées. Son engagement, à la fois intellectuel, moral et politique, trouve ses racines dans son admiration pour Victor Hugo, ce génie littéraire qui a écrit le célèbre ouvrage « Le dernier jour d'un condamné » (Gosselin, 1829), mais également « Claude Gueux » (Évréat, 1834) qui a inspiré l'opéra « Claude » de Badinter.

En juin 1981, son amour des tribunaux se mue en une passion politique alors qu'il accède au poste de garde des Sceaux sous la présidence de François Mitterrand. Quelques mois plus tard, dans un discours mémorable prononcé le 17 septembre 1981, il présente le projet de loi visant à abolir la peine de mort. Avec conviction, il déclare devant l'Hémicycle : 

« Demain, vous voterez l'abolition de la peine de mort » (Discours du 17 septembre 1981 à l'Assemblée nationale de Badinter).

Et comme promis, la loi est promulguée le 10 octobre 1981, avec son article 1er déclarant solennellement : « La peine de mort est abolie ». C'est la réalisation tant attendue de la promesse de Badinter, qui conserve précieusement dans sa collection le texte original de la loi, orné d'un ruban tricolore aux couleurs de la France.

Voici le texte original de son discours devant le Sénat, après l'approbation de l'abolition de la peine de mort par l'Assemblée nationale : 

https://www.senat.fr/fileadmin/import/files/fileadmin/Fichiers/Images/archives/Fonds_precieux_numerise/Histoire_du_Senat/Discours_Badinter_VP_taille_reduite.pdf</p>

©ALEXANDRE GUIRKINGER M LE MAGAZ DU MONDE 1 L’original de « sa » loi du 9 octobre 1981, offert par François Mitterrand.
©ALEXANDRE GUIRKINGER M LE MAGAZ DU MONDE 1 L’original de « sa » loi du 9 octobre 1981, offert par François Mitterrand.
Robert Badinter à l'Assemblée nationale le 17 septembre 1981 lors de l'examen de son texte sur l'abolition de la peine de mort. © Yan Morvan/SIPA
Robert Badinter à l'Assemblée nationale le 17 septembre 1981 lors de l'examen de son texte sur l'abolition de la peine de mort. © Yan Morvan/SIPA

En mémoire de cette citation de Victor Hugo qui l'a longuement guidé :

« Le droit que l'on ne peut retirer à personne, c'est le droit de devenir meilleur » - Victor Hugo.

Le riche héritage de Badinter 

  • Abolition des juridictions spéciales : Robert Badinter a mené un combat contre plusieurs juridictions spéciales, dont la Cour de sûreté de l'État (loi du 4 août 1981) et les tribunaux permanents des forces armées (loi du 21 juillet 1982), ainsi que des lois controversées telles que la loi sur la « sécurité et liberté » (loi du 10 juin 1983).

  • Promotion des droits de l'homme et défense des victimes : Son action s'est étendue à la dépénalisation de l'homosexualité (loi du 4 août 1982), à l'abolition de la peine de mort (loi du 9 octobre 1981), et à la ratification du protocole n°6 de la Convention européenne des droits de l'homme sur l'interdiction de la peine de mort (loi du 17 février 1986). Il a instauré des réformes permettant aux citoyens de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, a créé un bureau d'aide aux victimes (septembre 1982), et a facilité l'accès à l'aide judiciaire pour les justiciables les plus défavorisés en leur permettant de choisir un avocat commis d'office, avec une indemnisation pour leur conseil (loi du 31 décembre 1982). Il a également été à l'origine de l'indemnisation des victimes en cas d'attentat (loi du 8 juillet 1983) et d'accident de la route (loi du 5 juillet 1985). En 2006, il a proposé un amendement au Sénat visant à ajouter le « respect » dans les devoirs conjugaux, modifiant l'article 212 du Code civil, dans le but de renforcer la prévention et la répression des violences au sein du couple. Il a également initié des réformes visant à renforcer les droits constitutionnels des citoyens, notamment par l'introduction de l'« exception d'inconstitutionnalité », qui permet à des citoyens de saisir le Conseil constitutionnel lors d'une instance en cours, devenant ainsi, grâce à une révision constitutionnelle de 2008, la question prioritaire de constitutionnalité, sous la mandature de Sarkozy.

  • Réformes en matière pénitentiaire : Robert Badinter a également entrepris des réformes significatives dans le système pénitentiaire, telles que la suppression des quartiers de haute sécurité, l'autorisation des parloirs libres, l'introduction des travaux d'intérêt général comme alternative à l'emprisonnement, et l'amélioration des conditions de vie des détenus. 

  • Réformes économiques et commerciales : Outre les réformes judiciaires et pénitentiaires, Badinter a également initié des réformes dans le domaine économique et commercial, en réglementant le sort des entreprises en difficulté (lois du 25 janvier 1985) et en créant de nouveaux statuts juridiques pour les entreprises, notamment l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée.

  • Réformes du système judiciaire : Il a proposé des réformes visant à rendre le système judiciaire plus transparent et efficace, notamment en proposant la levée du secret des mouvements de magistrats (1981) et en travaillant sur la réforme du Conseil supérieur de la magistrature.

  • Autres réformes et propositions : Badinter a également travaillé sur des réformes importantes telles que la création du tribunal de l'application des peines (instauré par E. Guigou avec la loi du 15 juin 2000) et l'introduction d'une nouvelle version du code pénal (texte adopté qu'en 1992).

Badinter s'est engagé dans des réformes ambitieuses, animé par une profonde conviction en la capacité des institutions et de la loi à métamorphoser la société, en particulier le système judiciaire. À l'occasion de l'hommage national à Robert Badinter, Emmanuel Macron a annoncé son intention d'inscrire son nom au Panthéon.

Portrait de Robert Badinter à la Cour de cassation, à Paris, le 15 janvier 2018. —© LUDOVIC MARIN/AFP
Portrait de Robert Badinter à la Cour de cassation, à Paris, le 15 janvier 2018. —© LUDOVIC MARIN/AFP
© Ulysses Travel
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