Le tribunal judiciaire de Lille : histoire et chronologie d'une querelle interminable

26/03/2024

Tribunal judiciaire de Lille © La Voix du Nord 

Par Ryan Fawaz-Chahine



"Ah oui, la verrue" me répond Sylvie, riveraine croisée rue de la Bassée, lorsque je lui ai demandé ce qu'elle pensait du tribunal. Tandis que Cyril, artiste de profession, qualifie le palais de Justice de "chef d'œuvre à conserver". Si les opinions semblent diverger au sujet de la beauté ou non du tribunal, le débat ne saurait se limiter à cette question. Manque de place, vétusté, normes de sécurité applicables… Il a fallu trouver une idée neuve face à une vision architecturale d'autrefois qui semble mal vieillir.

Aux allures modernistes typiques des années 1960-1970, le sort du tribunal judiciaire de Lille est déjà scellé. Tout n'est qu'une question de temps avant que les cartons ne déménagent la justice quelques rues plus loin au sein de locaux flambants neufs, après des dizaines d'années d'exercice. Le problème étant que ces nouveaux locaux, dont la construction est déjà entamée, posent un certain nombre de difficultés pour une grande partie du personnel et plus largement aux justiciables.

Pour mieux comprendre ce conflit qui semble être enraciné dans les mœurs du Vieux-Lille, il convient d'en étudier les sources.

L'ambition d'une grande cité moderne

L'histoire ne cesse de se répéter. Autrefois, les raisons qui avaient poussé les pouvoirs publics à construire une nouvelle cité judiciaire sont les mêmes à quelques différences près de celles de celles d'aujourd'hui. L'ancien tribunal se montrant vétuste, le fantasme d'un bâtiment moderne inscrit dans son époque était sur la table et a retenu l'attention de l'État.

L'ancien palais de Justice se situait également dans le Vieux-Lille, en bordure des quais du canal de la Basse Deûle, sur l'emplacement de l'ancienne collégiale Saint-Pierre. Dessiné par Victor Leplus à partir de 1832, il est inauguré en 1839.


© Pss archi, LL.
© Pss archi, LL.

Rapidement, la volonté d'un nouveau tribunal a commencé à naître face à l'inflation du contentieux au sein de la juridiction, ne disposant de capacités d'accueil suffisantes avec en prime, des locaux de plus en plus dégradés. Le Conseil départemental prend la décision de la reconstruction. La nouvelle annoncée, le projet commence à connaître une vague d'opposition en raison de la localisation du bâtiment, de son allure cubique entrant en rupture avec une architecture ouvrière et à taille humaine des bâtiments environnants… Les défenseurs du patrimoine s'offusquent également de la démolition de l'ancien tribunal, raison pour laquelle naît l'association "Renaissance du Lille Ancien" créée en 1964.

Cette opposition n'ayant pas conduit à l'annulation du projet, à une époque où le modernisme l'emportait sur les grands vestiges d'antan, la mise en marche était déjà enclenchée. Pour ce faire, le concours est officiellement lancé en avril 1957 et, après deux tours de sélection, le jury retient les candidats Marcel Spender (mandataire) et Jean Willerval le 21 décembre 1957. Le projet devant voir le jour, il se trouve retardé en raison de la réforme judiciaire de 1958 mettant fin aux traditionnels justices de paix, ancêtres des juges de proximité en le remplaçant par un nouveau système, celui du tribunal d'instance (aujourd'hui tribunal ou juge de proximité) et du tribunal de grande instance (aujourd'hui tribunal judiciaire). Ainsi, deux niveaux supplémentaires sont ajoutés au projet.

Ainsi la démolition de l'ancien palais de justice commence en 1961. La mairie de Lille souhaitant conserver les vestiges du tribunal, elle verse alors une subvention de 200 000 francs au Département pour leur préservation et leur présentation dans les caves du nouveau palais. La construction débute en 1964. Originellement prévues en pierre pour le rez-de-chaussée et en enduit ciment pour les étages, les architectes du projet veulent y apporter quelques modifications, préférant adopter un revêtement d'éléments en béton préfabriqué compacté.

Perspectives des nouveaux locaux du tribunal, illustration © Thibaut Pierre
Perspectives des nouveaux locaux du tribunal, illustration © Thibaut Pierre
Perspectives des nouveaux locaux du tribunal, illustration Perspectives des nouveaux locaux du tribunal, illustration : Thibaut Pierre © Thibaut Pierre
Perspectives des nouveaux locaux du tribunal, illustration Perspectives des nouveaux locaux du tribunal, illustration : Thibaut Pierre © Thibaut Pierre

La construction est de nouveau retardée en raison des mouvements sociaux de mai 1968. Finalement, les premières audiences ont lieu en 1969 et l'ensemble du tribunal est inauguré le 24 janvier 1970 par le garde des Sceaux René Pléven.

Le temps passe, la justice suit son cours avec d'innombrables affaires médiatisées, la juridiction se réorganise au gré des différentes réformes, du budget qui lui est alloué ou des besoins humains tout en essayant de s'entretenir comme elle le peut sans jamais connaître une rénovation de grande envergure, que ce soit une réhabilitation ou une restructuration. Sont également dénoncés l'absence de séparation entre le public et les magistrats, la difficile accessibilité du tribunal pour les personnes à mobilité réduite (PMR) ou l'absence de séparation entre les détenus.


L'émergence d'un nouveau projet : la reconstruction

Dès les années 2 000, les difficultés citées précédemment commencent largement à se faire ressentir. À l'époque, certains faisaient référence à une potentielle extension, rapidement ignorée en raison de la difficulté technique à laquelle elle se trouverait. D'autres voyaient une réhabilitation, également écartée. C'est finalement la reconstruction qui a été choisie.


C'est particulièrement la sécurité incendie qui a été la raison de la nécessité de la reconstruction. " La commission de sécurité avait constaté que le bâtiment ne respectait pas un certain nombre de prescriptions de la réglementation incendie en vigueur à l'époque" justifiait en 2017 la préfecture du Nord dans sa déclaration du projet de nouveau palais de justice. En 2001, un avis de la commission était venu condamner le grand bâtiment en émettant un avis défavorable à la poursuite de l'exploitation de celui-ci. Ce même avis a été réitéré en 2010. Le projet de reconstruction entame alors son accélération.


6 ans après, une consultation est lancée en 2016. Finalement, l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (APIJ), missionnée par le ministère de la Justice, a retenu le groupement mené par l'Office for Metropolitan Architecture (OMA), agence fondée par l'architecte Rem Koolhas. Aux premiers abords, la proposition architecturale d'OMA répondrait aux principes fondamentaux de modernisation de la Justice du XXIe siècle en concevant des espaces publics vastes et lumineux qui répondent aux besoins de confort et d'accueil des usagers. Les espaces tertiaires bénéficieraient d'une qualité spatiale et de performances fonctionnelles qui amélioreraient les conditions de travail du personnel et le fonctionnement de la justice.

© Agence OMA
© Agence OMA


L'édifice qui regroupera les tribunaux d'instance et de grande instance doit être réalisé à proximité du Vieux-Lille, à la jonction avec la commune de La Madeleine et être livré en 2023 (de nouveau retardé). Le coût du projet est estimé à 100 millions d'euros.


Le nouvel édifice se présente de la manière suivante : 

©Agence OMA
©Agence OMA


Globalement plus grand, remédiant aux problèmes de sécurité incendie de l'ancien bâtiment, disposant d'une taille plus humaine, plus coloré et modernisé à nouveau, le nouveau tribunal suscite tout de même de vives contestations, émanant à la fois d'écologistes et l'Ordre des avocats du barreau de Lille voire même de certains magistrats ou du personnel.


Un projet portant atteinte à l'environnement ?

"Alors qu'on manque d'espaces verts, on va créer ce TGI sur un terrain de foot où les gens se promènent, font du sport, bronzent. » explique Eric Catelin, avocat au barreau de Lille, lui qui aurait vu le tribunal être installé dans le quartier Fives Cail, aujourd'hui en plein réaménagement.

Pour lui, cela aurait été l'occasion de redynamiser le quartier et d'y apporter une nouvelle population. De son côté, Dominique Plancke, élu écologiste lillois, fustige également le projet "Dans dix ou vingt ans, on se demandera pourquoi on l'a mis là !".

La métropole de Lille regroupe 90 communes rassemblées sur 647 kilomètres carrés et comporte un grand nombre de friches disponibles. En effet, les villes de Roubaix et Tourcoing étaient candidates pour recevoir le nouveau palais de justice sur la zone de l'Union, l'emplacement n'a finalement pas été retenu. Enfin, nombreux sont les avocats fustigeant l'absence de transports en commun autour du nouvel emplacement, en rappelant que l'emplacement de l'actuel avait déjà suscité des critiques pour cette même raison.

L'APIJ quant à elle souligne le caractère durable du projet en rapportant que de vastes surfaces végétalisées seront présentes.

Plus largement, la critique autour du nouveau tribunal dénonce un caractère inhumain, où l'économie d'espace serait au cœur du projet au détriment des justiciables, des avocats et des magistrats.

Économie d'espace et déshumanisation


Pour Audrey Bailleul, déléguée lilloise à l'Union syndicale des magistrats

L'édifice « a été pensé comme une tour d'ivoire sous-dimensionnée, favorisant l'économie d'espace avec des bureaux partagés et la séparation des flux, regrette la magistrate. Demain, les avocats, les magistrats et les justiciables ne pourront plus se croiser ! »

J'ai pris la décision de me rendre au tribunal afin de pouvoir interroger membres du personnel, magistrats ou avocats afin de recueillir leurs avis. Nicolas Vermeulen, magistrat, dénonce également cette économie d'espace en nous rapportant qu'il le trouve trop petit. D'autres membres du personnel, dont certains voulant garder l'anonymat, rapportent le même problème.


En effet, la taille générale du bâtiment a déjà commencé à faire grincer des dents. Au départ, était annoncé un bâtiment d'une taille de 15 000m2 de surface utile. Finalement, le bâtiment mesurera 14 800m2. « En 2019, on nous a parlé de 20 000 m2, puis de 24 000…Le passage du TGV en sous-sol interdit de modifier l'emprise au sol. On ignore donc ce qui permet d'augmenter la surface de 40 % par rapport au chiffre initial (20% si l'on prend comme référence ce chiffre de 2019), surtout qu'il est 45% moins haut que l'ancien bâtiment » explique Audrey Bailleul.

©APIJ
©APIJ


L'APIJ a trouvé en effet la recette miracle pour rationaliser au maximum la surface incertaine du nouveau bâtiment : réduire le nombre de bureaux individuels. Aux dernières nouvelles, les bureaux partagés concernent prioritairement les juges du siège non spécialisés et pourraient ne pas s'imposer pour les fonctions de cabinet. 

"C'est une véritable fonctionnarisation de nos métiers qui ne tient pas compte des particularités de notre activité" s'insurge Audrey Bailleul.


Du côté des avocats, l'impression de devenir persona non grata se fait ressentir.

Le barreau de Lille comptabilisant environ 1 400 avocats contre une centaine dans les années 1970, dispose au total de 395m2 dans l'actuel tribunal. Le nouveau projet leur en propose 80… Afin de faire valoir ses intérêts, le barreau de Lille a pris la décision d'aller au contentieux, ce qui lui a permis de gagner 30m2, une réussite certes mais restant insuffisante.

Aujourd'hui, en dépit de ces multiples contestations, les grues projettent leurs ombres sur le sol comme on peut l'apercevoir rue des Bateliers. Après de multiples retards, l'inauguration du nouveau palais de justice est prévue à ce jour en 2025.



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